17/04/2014
Philippe Fretz : maison de l’être, forteresse vide, jardin des délices
Philippe Fretz, In Media Res n°3, « Tours et enceintes », Art&Fiction, Lausanne, 63 CHF.
L’usine Kugler fut un monument de l’industrie suisse. De la manufacture Genevoise, à la jonction de l’Arve et du Rhône sortaient des robinets qui furent à cette fabrication ce que les Rollex sont à l’horlogerie. Depuis sa fermeture d’autres orfèvres ont pris la place. Une communauté d’artistes trouve une enceinte dans la tour centrale là où était la cheminée de la fonderie. Philippe Fretz en fait partie. Pour « In Media Res III » et autour du thème « Tours et enceintes » l’artiste propose un hommage au lieu à travers huit peintures. Derrière l’architecture de l’usine représentée sous des angles qui souligne sa monumentalité s’inscrit - dans une histoire de paysage et de la peinture figurative et architecturale - une archéologie d’un édifice devenu- en changeant de statut - un endroit de création intense. Là où les formes manufacturées sortaient standardisées, des propositions en rupture non seulement de formes, de signification et d’espace apparaissent au sein d’une communauté qui donne à ce lieu de Genève l’aspect d’une nouvelle « Ruche ».
Pour ce numéro III et sa démonstration en actes Philippe Fretz confronte deux arcanes du tarot : la Maison-Dieu (symbole de l’orgueil ou du courage) et la Tempérance (symbole de l’humilité et parfois de la pusillanimité). Si bien que ces deux lames restituent la vie des artistes... Par ailleurs l’architecture des maisons, des tours et des enceintes ramène dans la symbolique de l’Imaginaire - si bien, éclairée par Gilbert Durand - à la maison de l’être. Certes la tour (World Trade Centers de jadis, gratte-ciels de Shanghai et Dubaï aujourd’hui) comme les enceintes (Pentagone, Palazzo Sforza) renvoient à la puissance terrestre ou jadis religieuse. Mais - entre verticalité et horizontalité - l’arborescence et l’étendue rhizomatique et géométrique s’y font plurielles. Philippe Fretz en fait le tour et l’écrivain Alessandro Mercuri en propose une lecture poétique. Il prouve combien dans les arcanes de tout édifice architectural et humain l’odeur de sainteté peut cacher bien des diables. Entre puissance phallique et enceinte matricielle Philippe Fretz montre comment - par leur hymen - peut naître des structures moins sommaires ou primairement sexuelles. Surgissent des usines et des châteaux puis des palaces et des jardins de délices dont le bâtiment Kugler devient à la fois l’aîné en filiation et le parangon.
Jean-Paul Gavard-Perret
11:01 Publié dans Genève, Histoire, Images, Vaud | Lien permanent | Commentaires (1)
07/03/2014
Anatomies au Musée de la main : les sanglots ardents du corps
« ANATOMIES. De Vésale au virtuel », du 13 février au 17 août 2014. Catalogue Edition GmbH, Berne et Editions BHMS, Lausanne, 2014
Consacré à la culture scientifique le Musée de la Main de Lausanne propose une exposition exceptionnelle sous la direction de Vincent Barras. « Anatomies » permet de constater la mutation quasi physiologique du corps dans sa représentation au fil des siècles et de la mutation des savoirs. Des gravures d’ouvrages anciens aux technologies d’imagerie les plus récentes, des préparations anatomiques aux installations virtuelles, l’exposition prouve que peu à peu médecins, chirurgiens et légistes se sont livrés sans le vouloir à un art de l’image en se faisant les « reporters » du corps et de ce qui s’y cache. Un échange entre l'art et le corps est donc proposé au fil de temps et à mesure de l'amélioration sinon des images (les anciennes demeurent remarquables) du moins des techniques. Pour autant la boucle n’est pas bouclée : plus la médecine avance plus le chemin à parcourir semble immense.
L’exposition s'élève contre tout effet de simplification et de coercition dans ses monstrations. Pour autant tout n'est pas donné à voir. Dans sa conceptualisation comme dans son raffinement l’anatomie s’ouvre de la manière la plus intelligente et omnisciente. Paradoxalement surgit une poésie du corps mais celui-ci n’est plus le corps rêvé dans l’art au nom d’une béatitude exaltante ou à l’inverse au nom d’une culture trash. Par la vision scientifique la perception s’éloigne du réalisme pour atteindre ce qui échappe à sa préhension basique par l’imagerie sophistiquée et passionnante jusque dans sa qualité esthétique. Reste bien sûr le lien majeur entre le sujet vu et celui qui le regarde. A mesure que l’image traditionnelle de l’écorché s’éloigne ce qui l’approfondit montre que l’effet d’éloignement scientifique fait le jeu du rapprochement à notre corps. L’impossible de notre « rien d’autre » atteste d’un absolu de sa présence. Toute la force des « œuvres » exposées ramènent à ses « sanglots ardents » dont parlait Baudelaire en espérant - sourdement - qu’ils se transforment en larmes de joies même si leur éternité sera toujours éphémère.
Jean-Paul Gavard-Perret
08:52 Publié dans Culture, Histoire, Science | Lien permanent | Commentaires (0)
02/12/2013
La Thébaïde Suisse : prélude à l’histoire et à la traversée de l’art au XXème siècle
Sophie Taeuber et oeuvre d'Ugo Rondinone
A qui veut connaître l’histoire des formes au XXème siècle la thébaïde suisse offre le miroir le plus intéressant. Dans un espace restreint les trois grands axes selon lesquels il faudra écrire l’art de ce siècle se trouvent concentrés : Le concept, L’abstraction, Le réalisme. Toute classification implique une certaine rigidité et ne pourra jamais embrasser l’art dans son mouvement. Néanmoins ces trois notions et les interstices qui peuvent s’insinuer entre elles constituent la matrice la plus efficiente afin d’englober les problématiques de cette époque et leur accorder un sens.
Par ses artistes - de Giacometti à Armleder, du Corbusier à Godard, mais ce ne sont là que quelques noms -, par sa situation géographique à l’intersection de l’Europe et de l’art du sud et du nord, de l’ouest et de l’est, par ses foyer de création (Bâle et Zurich, Genève et Lausanne, Lugano), par sa pluralité linguistique et culturelle et par sa position politique en tant que terre d’accueil plus que de territoire « neutre », la Suisse se trouve au centre de ces trois notions. Elles définissent l’art du XXème siècle mieux que tout autre segmentation par genres, - contournés par certains artistes dans la ligne du concept art - écoles ou avant-gardes.
Les premiers restent peu opérants même si quatre d’entre eux y prirent leur plein essor : installation-actionnisme-perormance, photographie, cinéma et vidéo-art. Par exemple le cinéma que l’on croit art réaliste par excellence tire autant du côté du concept (avec Jean-Luc Godard) que d’abstraction (du cinéma Dada à Zurich aux expérimentations actuelles de Mark Divo). Quant aux écoles et avant-garde s’en tenir à elles serait des plus improbables. L’époque a fait la part belle à celles qui se vendaient le mieux. Elle en a occulté bien d’autres plus « froides et distantes » : l’ « Ecole de Zurich » et le « Concret Art » cher à Max Bill par exemple furent scandaleusement passés sous silence. A l’inverse le Surréalisme reste surévaluée au détriment de Dada, la Metafisica, le Futurisme auxquels il a tout pris.
La « neutralité » helvétique eut un autre mérite. La Suisse fut et reste terre d’accueil pour bons nombres d’artistes chassés ou aliénés par les diverses dictatures qui marquèrent le XXème siècle. Il y a quelques décennies encore les artistes chassés par le maoïsme - Qiu Jie et sa magie du réalisme par exemple - trouvèrent refuge près du lac Léman. Cette neutralité permit en outre d’accorder à certains prurits de l’art engagé une dimension qui prend aujourd’hui et avec un peu de recul tout son (moindre) sens. On voit ce qui reste de l’actionnisme par exemple : il n’aura été qu’une déclinaison spectaculaire d’un énième coup à la Duchamp.
Les artistes suisses auront illustré tous les aspects de l’art du XXème siècle. Mais ils auront ennobli celui qui demeurera de plus vivant et puissant : un art qui dans le prolongement de l’expressionnisme et de Dada a porté haut le constructivisme et l’art abstrait. . Il s’agit là du véritable art « engagé » non dans le monde mais dans son propre « lieu » afin de mieux rentrer dans le premier et le subvertir par la transmutation des formes au moment. Et cela est d’autant plus évident au moment où dans la nouvelle décennie les artistes semblent vouloir se confronter à nouveau à la peinture, au dessin, à la pierre, à la pellicule voire aux arts décoratifs dont les techniques étaient oubliée ou méprisées : textile, porcelaine, rocaille, etc. Ils tentent de réinventer leurs médiums plus que d’y retourner. C’est ce qu’ont réalisé Giacometti, Meret Oppenheim, Max Bill, Balthus, Tingely, Sophie Taeuber-Arp en leur temps. Leurs promesses perdurent chez Mario Botta, Peter Wuettrich, Peter Knapp, Fuschli & Weiss, Juillerat, Catherine Bolle, Heidi Bucher (qui a relu le Land-art), Not Vital, Marcel Miracle, Renée Levi, Sergio Libis ou encore Jean Otth, Marie-José Burki, Ugo Rodinone ou Mai Thu Perret.
Tous ces artistes ont alimenté ou alimentent un appel à la liberté que toute société tente d’étouffer. Ils opposent à ce rouleau compresseur leur supplément d’art, d’âme et de formes. Contre la littéralité du réel et le simple art d’idée ils cherchent d’autres voies pour réveiller le monde et en offrir une autre lecture. Par le contenu de leurs œuvres bien des artistes suisses ont donc associé le pouvoir historique du modernisme radical comme ceux plus près de nous celui d’un post modernisme du même type. Ils témoignent que l’art est moins une représentation du monde que le signe de créateurs assujettis à un régime d’expression contrainte. Plus que Thébaïde la Suisse reste à ce titre un laboratoire d’idées et de création. A la perversion cachée du monde répond celle de ses artistes capables de quitter le monde de la limite par et pour celui de la beauté qui déplace les lignes.
Jean-Paul Gavard-Perret
(troisième photo : installation d'Ida Muller)
15:09 Publié dans Culture, Histoire, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)