01/11/2020
Valère Novarina : qui sont les ombres ? ou comment prolonger l'ivresse des temps

Les fantômes sortis des enfers, une fois l'Achéron retraversé, tout se produit par les truchements de "passes" et passages où le théâtre devient aussi comique que tragique au sein d'un langage qui lui aussi se transforme en une créature hybride et effrontée. Cela ne date pas d'hier chez le dramaturge. Le drame humain (en son animalité même) est la comédie des mots. Ils grouillent au sein même de leur réincarnation en entrelacs, anagrammes, acrostiches, monocondyles, etc., pour brûler les frontières des temps comme du corps et de l'esprit. Le théâtre n'est plus habité de mots, ce sont eux qui l'habillent et tout autant le mettent à nu à travers des inventions centrifuges en une "affection" généralisée. La pièce devient l'endroit où danse la langue et où se consume la mort dans une irradiation vertigineuse.
Les personnages veillent à la naissance d'autre chose là où l'animal humain avec sa voix tente de reconquérir une force sacrificielle au moment où les esprits parlent. Existe là un voyage farcesque au bord du vaisseau fantôme de langue. Celui-ci dérive sur le plateau chahuté par tous les revenants. Ils flottent plus à accords perdus qu'en bouées de corps morts. La dématérialisation de l'être via les ombres n'est là que pour sauver l'envie d'exister dans cette polyphonie puissante du langage au moment où Novarina reste poète et philosophe. Il enrichit la connaissance par une langue confondante où se gueule ce qui jusque là était resté dans le silence de mort de l'enfer ou des bas-fonds de l'inconscient.
Jean-Paul Gavard-Perret
Valère Novarina, "Le jeu des ombres", P.O.L éditions, Paris, 2020, 272 p., 17 E..
09:47 Publié dans Culture, France, Lettres, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
17/10/2020
Sur de beaux draps - ou ailleurs : Juliette Lemontey
Les histoires d'amour de Juliette Lemontey baignent dans une sensualité expressionniste. Ce que la photographie retient de l'instant, l'artiste le transforme à la fois pour le pérenniser mais tout autant accorder plus de puissance sensuelle à chaque instant de l'étreinte. La créatrice la décadre selon divers plans de focalisation au moment où une tête se tourne, une main s'approche là où le mystère de l'amour tient de l'épure et de l'attente afin de donner au regardeur le"droit" d'une interprétation selon ses propres émotions.
L'imagination de chacune ou chacun va dans le froissement d’un drap là où une robe se soulève à mesure que le corps s'allonge et qu'un amant vient murmurer à l'oreille de sa muse. Souvent l’apparition du corps intervient quand disparaît le visage vu de trois-quart dos ou se renverse sous le joug du plaisir ou de la pression d'une douce violence. L'abandon arrive au moment où "la maladie de l'amour" (Duras) se joue sur la toile : celle de la peinture comme du lieu qu'elle représente.
Le jeu est toujours à fleuret moucheté et se plait à cultiver l'effacement et l'abandon . A la portée du toucher, un contour doute, insiste, s’attache à la ligne, s’héberge en elle. L'espace se fragmente dans l'enlacement où une certaine solitude peut demeurer. Se diffractent les sens au déséquilibre du signe sans filin. Allongé sur le drap de la toile, aveugle filet, le corps bascule en une timide articulation, où s’échoue le silence à l’arène du trait ou peut-être à la marge de l’écueil.
Jean-Paul Gavard-Perret
Juliette Lemontey, Portraits, ateliers Herman, du 8 octobre au 20 décembre 2020.
09:12 Publié dans Femmes, France, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
02/10/2020
Von Matt-thématiques : révisions
Annemarie von Matt, "Je ne m'ennuie jamais, on m'ennuie", avec des oeuvres de Mathis Altmann, Sophie Jung, Judith Keller, Simone Lappert, Quinn Latimer, Céline Manz, Sam Porritt, Davide-Christelle Sanvee, Manon Wertenbroek, Centre Culturel Suisse de Paris, du 11 octobre au 10 novembre 2020.
Annemarie von Matt (1905-1967) reste une artiste méconnue, atypique et prolifique. Elle est présentée pour la première fois hors de Suisse sous la curation de Claire Hoffmann (CCS) et Patrizia Keller (Nidwlader Museum). L'artiste est accompagnée dans cette exposition de neuf artistes et autrices contemporaines qui découvrent sa personne et son œuvre. Elles et ils sont là pour les questionner et en donner leur "version".
L'artiste travailla d’abord comme aide ménagère en Suisse alémanique et romande. À Lucerne, elle rencontre l’orfèvre Martha Flüeler-Haefeli et se met à créer à ses côté et appartient très vite au cercle des artistes lucernois des années 1920. Membre du Werkbund SWB et de la Société suisse des femmes artistes elle participe à partir des années 30 à de nombreuses expositions, reçoit des commandes. En 1935, elle épouse le peintre et sculpteur Hans von Matt mais rencontre également le prêtre et écrivain lucernois Josef Vital Kopp, avec lequel elle entretient une relation amoureuse. Son mariage et l’esprit de l’époque l’entravent. Mais son oeuvre va être innervée par cette relation contrariée
Celle qui pratiqua une multitude de médiums (peinture, dessin, sculpture, arts appliqués, assemblage, photographie, auto-mise en scène) fut aussi obsédée par l’écriture. Portée par une approche ludique du langage elle s'en servit pour riposter à la société conservatrice dans laquelle elle étouffait. L’exposition illustre parfaitement l’aspect disparate de l'oeuvre et permet de l’envisager à travers les performances, installations, dessins ou textes des créateurs invités. Ils ont découverts dans son oeuvre échevelée une créatrice qui répond aux expérimentations de l'art du temps qu'elle anticipa sur bien des points.
Jean-Paul Gavard-Perret
09:27 Publié dans Culture, Femmes, France, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)