30/04/2020
Elle écrite - mais pas que : Perrine Le Querrec
Trouvant les mots justes et sans le moins du monde barguigner Perrine Le Querrec ramène à la surface et la profondeur d'un espace de plaisir et de désir. C'est le corps qui écrit et tout tremble. Michaux (sans compter bien sûr les érotiques) ont posé la question de cette stupeur et de ce tremblement, mais la poétesse ouvre le passage au poids de la chair et aux gestes "pour le faire" : "Ainsi l’abandon ce don / La nature inarticulée, ta vérité dressée contre ma vérité / la tanière de tes pieds / terre aux extrémités" écrit-elle.
Ce que certains nommeraient (à tord) l'amour vénal est attaché au lieu lui-même : une forêt qui n'est plus seulement des songes. Y entrer c'est courir le risque d'être déshabillé par le fouet des branches afin - et en "exhibitionnistes" - de se livrer à la viorne des désirs au sein de la double face de la défaillance. Soudain, Elle et Il sont à sa poursuite au centre du trouble et en une clairière adéquate. Avec d'un côté : l'irréductible destruction du centre, de l'autre : le trop de corps qui n'est jamais assez. Férocement en lui. Férocement en elle. Entre poussée et ivresse.
Le corps est donc totalement engagé dans l'acte d'écrire. Ce qui permet de répondre à la question de Barthes : l'on pense toujours parole mais d'où vient-elle ? Ici elle est prise aux lacets de l'appel du "je" en elle par le "tu" de l'amant - et réciproquement. Dans ce "journal intime" écrit dit l'auteure "en plein air" pour graver" les troncs de l’univers" afin que "Les milliers lisent notre histoire", peu à peu le coït passe du tellurique au céleste. D'où la question : "L’amour est-il éternité ?" Perrine Le Querrec offre la plus belle des réponses : "Grimpe-moi / Ton corps d’étoiles / épaules bleues de ciel derrière ton dos (...) La forêt passe entre mes jambes l’épi de ton sexe / tes yeux scarabées / roulent sur moi les crêtes de ta hanche". Que demander de plus ?
Jean-Paul Gavard-Perret
Perrine Le Querrec, La bête, son corps de forêt, Editions Les Inaperçus, Nantes, 48 p., 2020
07:40 Publié dans Culture, Femmes, France, Lettres, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
23/04/2020
Redécouvrir AMI
Anne-Marie Imhoof, dite AMI (1922_2014) fut une artiste impressionnante. Elle développa une poésie plastique prégnante dès son enfance nourrie par la musique (piano, violoncelle, chant), la couture et le dessin de mode. Elle connut ses premiers contacts avec la peinture dans l’atelier de sa tante Dora Lauterburg puis grâce son oncle Martin Lauterburg qui rentre de Paris avec ses tableaux à l’aube de la guerre. Elle fit ensuite des rencontres déterminantes et entama ses premières oeuvres avec ses dessins de mode et dessins académiques au milieu des années 40. Elle réalisa ensuite ses premiers autoportraits et paysages autour du Lac de Neuchâtel. A genève elle devient l'amie de plusieurs artistes : Hans Berger, Emile Bressler, Jakob Probst et de nombreux artistes genevois et français.
Nus et natures mortes de la créatrice prouvent combien son expression fut libre, indépendante. C'était déjà une manière d'aborder le féminisme pour dégager le corps des femmes de certaines limites et normes. Ses nus aboutissent à une distillation qui dépasse les frontières classiques de la rationalité picturale discursive et ses schémas trompeurs car réducteurs. L'artiste ouvrit de nouvelles voies dont a hérité sa fille Barbara Polla. Par ses diverses activités elle poursuit les possibilités que sa mère offrit en sa poésie picturale de la présence absolue. Et la première de préciser : "je regarde le monde, comme elle. Elle est dans mon dos, je n’ai pas besoin de la regarder. Elle ne me regarde pas non plus. Je vis ma vie, dans ce tableau. Je peux en sortir quand je veux. Dans son tableau de femme-mère-artiste-libre, elle m’offre la liberté d’aller ailleurs, loin d’elle, dans cet espace de liberté qu’elle regarde pourtant. Toute oeuvre d’art est un autoportrait".
Jean-Paul Gavard-Perret
09:35 Publié dans Culture, Femmes, Genève, Images, Résistance, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
22/04/2020
Anna Katharina Scheidegger et les disparitions
Anna Katharina Scheidegger née à Sumiswald, a rejoint l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD) de Paris dont elle sort diplômée en 2003. Elle s’y spécialise en vidéo mais interroge tout autant la photographie dans sa relation au temps à travers le geste cinématographique. Ce questionnement trouve sa formule également à travers des installations interactives ou la réalisation de films ("Fragment of Destruction").
Ses photographies et ses films s'intéressent autant à la destruction de la nature qu'à la description des phénomènes urbains à travers l'architecture. Affirmant une volonté première de documentariste l'artiste dépasse largement cette posture par son regard original et créatif. Son travail sur la disparition des glaciers en Suisse le prouve. Elle les a photographiés lorsqu'ils ont couverts par des bâches pendant l'été pour les protéger du soleil. Et ce en rebondissant sur des contes de son pays qui racontent que lorsque les humains ont maltraité la nature, ils sont pris après leur mort dans les glaciers. Dès lors l'artiste a choisi un parti pris : "J'ai cherché une façon de représenter ces pauvres âmes et j'ai décidé de faire un moule de mon buste en glace pour signifier la disparition mais aussi l'idée que la perte laisse une place afin que quelque chose de nouveau puisse surgir".
Du Viet-Nam à Madrid, de Suisse ou d'ailleurs chaque fois l'artiste expérimente des manières de saisir divers types de situations. Par le portrait comme le paysage elle est capable de créer une émotion très spécifique. Celle-ci déborde car sous couvert de reportage Anna Katharina Scheidegger invente des histoires liées au réel. Le regardeur non seulement apprend des choses mais est saisi par ce que l'image ouvre en jeux d'échelles et angles pour traquer les signes du passage de l’homme. Et c'est impressionnant.
Jean-Paul Gavard-Perret
09:07 Publié dans Culture, Développement durable, Femmes, Images, Nature | Lien permanent | Commentaires (0)