23/12/2014
Fanny Bégoin : Une goutte de lumière sur un océan dénudé
Fanny Bégoin donne rendez vous à ses modèles chez eux ou à leur atelier lorsque elle réalise des portraits d’artistes. Elle partage un moment avec eux, discute, explique puis la séance commence selon une recherche patiente, minutieuse et perfectionniste jusqu’à ce que le modèle s’oublie, se dévoile dans la fragilité de moments de solitude. Travaillant toujours à l’argentique l’artiste y s’inscrit une quête d’images « empreintes » du banal. S’installe de ce fait lors de la prise de vue moins des mises en scènes qu’une manière de rejouer le quotidien a minima. Cela provoque une traversée incertaine dont l'avenir comme l'origine demeurent une interrogation. Elle crée le charme de l’œuvre. S'impose le pouvoir d'étrangeté d'un infini presque tactile. C'est pourquoi Fanny Bégoin préfère l'instantané du réel rejoué à l’imaginaire. On naît dans le premier, on vit dans le second. Il faut y revenir même si nous y semblons toujours un peu anachroniques.
Dans chaque cliché s’il existe un abattement, il éloigne du romantisme de la ruine. Cela évite d'entrer la nostalgie. Chaque photographie devient est un îlot qui témoigne du réel et non de ses justifications. L’artiste se fait Gorgone plus que Chimère. Il arrive que la « bête » soit rétive ou que Fanny Bégoin fasse durer le plaisir en s’égarant auprès de modèles si proche si loin. Mais elle ne juge jamais leur réel pusillanime. Elle reste la femme qui lit les ratures laissant la place nette après la magie de ses prises. Elle sait voir l’essentiel sur un dos dénudé. Le déclic parfois crochète un voyage sur sa peau. Assise un modèle a sans doute les idées vagues mais la technique reste imparable : le cœur est mis à nu dans cette petite mort qu’accorde la prise en lune de miel sur l’ordinaire. Après un sourire et quelques mots échangés et une fois que les images sont réalisées le tour est joué. Chaque goutte de lumière vaut un océan d’obscurité.
Jean-Paul Gavard-Perret
17:01 Publié dans Femmes, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
Théodora : excavation et envol
Pour Théodora (Quiriconi) nous possédons facilement au moins 3 yeux et 67 peaux, 199 lieux où l'excitation peut prendre corps (on comprend que pour elle le point G est une rigolade), et notre œil lui même est constitué de 325 surfaces. En chacun de nous il y a sans doute aussi une animalerie portable : combien de moutons, de chats, de serpents - et tout un bric-à-brac : torchons, godets, cochets sans compter bien sûr les sacs à mains et les balais. Le travail de Théodora nous ramène dans ses narrations à l’enfance. Mais une enfance dévergondée. Tout ce qui s'entasse au sol ou se pend au mur suffit à notre plaisir. Plus besoin de dériver du côté de la métaphysique. Il n'existe que le physique, le terrestre, le visuel. Pas la peine de chercher plus loin. L’œuvre fait surgir un paradis plastique pour le non dit de l’existence.
Tous ses personnages veulent se mettre la table pour y placer les coudes, creuser les mots, garder leurs illusions, passer du coq à l'âme, renverser les dictons et les diktats, faire danser du bout des doigts l'impalpable. La créatrice élimine ainsi ce qui serait trop descriptif, sérieux, ennuyeux, définitif. Elle donne un autre espace au temps, un autre temps au paysage. Elle n'hésite jamais à nous ouvrir les yeux face aux murs que nous ne voyons pas ou si mal. Afin d’y parvenir Théodora recherche toujours le simple qui comme chacun sait reste le plus compliqué. Elle se veut prolétaire d'un art qu'elle rend noble. Son poème plastique demeure souvent temporaire, toujours menacé puisqu'il dépasse les bornes qui nous sont assignées. Dans la "libration" d'images faussement naïves et parfois dans leur paquetage de plastique se touche un lieu où se capte une bonne odeur de vie. Tout est injonction pour aller jusqu'à toucher la tiédeur du soleil comme celle de la lune. Dans son individualité, sa singularité, sa dualité, Théodora invente donc des jeux contre les apparences. Les stations d’un calvaire sont remplacées par de merveilleux nuages. L'artiste n'a cesse de les peupler pour nous extirper des tourbiers de l'existence qui affirment un désir d’infini en traversant la Suisse.
Jean-Paul Gavard-Perret
Théodora en 2014 : «Vibrance» , Exposition à La Ferme de la Chapelle, Grand-Lancy
06:03 Publié dans Femmes, Genève, Images, Vaud | Lien permanent | Commentaires (1)
22/12/2014
Kosta Kulundzic et les femmes de tête
Les œuvres de Kosta Kulundzic sont des manières d'habiter les marges, d'inscrire les mirages, de célébrer la solitude. Marges, mirages et solitude représentent d’ailleurs la trinité dont les incessantes variations de tonalité font tout le « charme » d’une œuvre où les confidences autobiographiques alternent avec des analyses plus distantes sur l'amour, l’humiliation dont sont victimes depuis toujours les femmes. Il trouve à travers elles de quoi alimenter sa liberté de penser, sa passion de comprendre par les images. L’artiste n’a qu’un souci : faire tomber les masques à travers ses propres masques et mascarades. Il atteint une force qui permet de penser l’événement de manière plus profonde qu’une lecture anecdotique ou même historique. Chez lui la liberté rime avec passion et création, violence et légèreté. Il passe avec délectation du registre de la « pure » littéralité à celui de la fiction à travers les personnages qu’il met en scène.
Les femmes y reprennent le « beau » rôle. Elles sont les agissantes dans les meurtres qu’elles fomentent ou contemplent. Kosta Kulundzic revendique une subjectivité qui peut parfois choquer. Il s’en moque : il montre combien certaines figures sont abandonnées à une solitude irréductible. Et peu d'artistes donnent une idée aussi immédiate de la liberté iconoclaste. A travers son travail il fait de la morale en la tournant en dérision. A ce titre il est proche des libertaires (et non des libertins) qui firent de la liberté le risque même de leur idéal. Et même s’il sait que la liberté n'est qu'un leurre, un mot propice aux bouffées d'imaginaire et aux élans trompeurs, son travail fourmille de paradoxes stimulants mis en exergue par son goût du détail, de la couleur et de scénographies qui dépotent par leur fulguration.
Jean-Paul Gavard-Perret
07:10 Publié dans Femmes, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)