09/02/2015
L'immense petite prose d’Etel Adnan
Lire permet parfois des illuminations. « Prémonition » d’Etel Adnan le prouve. L’auteure n’est pas une inconnue. Son œuvre plastique est reconnue dans le monde entier. Originaire de Beyrouth la créatrice connaît parfaitement le français et l’anglais. Elle commença son œuvre dans la première langue avant de passer à l’anglais pour des raisons politiques (guerre d’Algérie d’un côté, solidarité avec les mouvements américains contre la guerre au Vietnam). Elle opte pour l’anglais en même temps qu’elle s’engage dans le langage muet de la peinture, devient auteure américaine mais connaît la notoriété en écrivant en français son livre le plus célèbre « Sitt Marie-Rose ». Engagée, représentante d’institutions, journaliste elle se frotte aussi à l’art lyrique (avec Bob Wilson et Gavin Bryars).
« Prémonition » restera un livre d’exception. Ecrit en prose il exclut la narration, la description comme la pure spéculation philosophique. Dégagée des mots précieux ou des figures de rhétorique son écriture est l’exemple parfait de la recherche de l’insaisissable revendiqué comme tel. La vie dans sa complexité devient un chant unique dégagé de lyrisme. Il lie l’intime et le cosmos : « Je suis la tempête et je suis la nuit. Plus qu’une nuit d’orage. Une fusion des deux qui produit un troisième élément : l’énergie qui se joindra à d’autres ; mais je ne serai plus là pour le savoir » écrit l’auteure. Sans narcissisme elle dit écrire pour aucune postérité si ce n'est celle "rétroactive" de Choderlos de Laclos, Fromentin ou Beckett. Contrairement à ce dernier, éloignant l’écriture de tout désespoir et morbidité comme de l’humour ou du dérisoire, elle atteint néanmoins à ses côtés un degré supérieur d’émotion et de vérité. L’écriture englobe et prolonge l’expérience humaine. « L’esprit doit planer au-dessus des forêts à la recherche de la rivière qui les nourrit » écrit celle qui précise « Il se heurte à ses propres doutes et tombe dans les gouffres où ses anciens méfaits grouillent toujours ». Le poème en prose ne se veut donc pas légende. Il cheville la femme à son œuvre comme l’être à l’existence dont les « ruptures donnent lieu à des nuits diluviennes. Nuits révélation de la nuit ».
Jean-Paul Gavard-Perret
Etel Adnan, « Prémonition », Galerie Lelong, Paris, 38 pages, 9 euros, 2015.
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06/02/2015
L’Enfer au Paradis - Laure Gonthier
Laure Gonthier, « La tendresse des pierres », Milkshake Agency, Genève, du 5 février au 22 mars, 2015.
Sans trahir Dante - bien au contraire - Laure Gonthier propose des sculptures aussi nocturnes que lumineuses. Elles prolongent les apparences en les métamorphosant selon divers assemblages. Percent des échos noirs et sombres qui semblent sortir des cercles de l’Enfer pour les monter en suites au paradis grâce à leur puissance de dilatation. Le corps lui-même sort de ses soies et de ses larves. De tels cadavres exquis, surgit le signe d’une ivresse sans dieu en cet étrange Eden. Un soleil paradoxal creuse parfois les ventres, gonfle des poitrines. Des bruits semblent claquer dans un flot qui brise la mort et la punition par ruissellements de lumières noires. Existent ça et là des carpes étranges qui se lovent comme des serpents. Avec délicatesse et tendresse la Lausannoise Laure Gonthier tire la brute hors des eaux. Elle couche le halètement sur des berges fiévreuses de brumes. Demeure l’étrange hypnose des désirs qui ne se sont pas tus : le regardeur y épouse des corps prisonniers de pierre, d’os et de chair, il se couche contre eux.
Jean-Paul Gavard-Perret
09:25 Publié dans Femmes, Genève, Images, Vaud | Lien permanent | Commentaires (0)
04/02/2015
L’œuvre sans œuvre de Florence Jung
Florence Jung, Scénographie réalisée par Lucas Uhlmann, Circuit, Lausanne, 14 février – 14 mars 2015.
Née à Sarreguemines Florence Jung a découvert sa vocation artitique en Suisse : Berne, Zurich et surtout Lausanne où elle revient en 2015 invitée par le centre d'art "Circuit". Tout commença pour elle de manière improbable. Ignorante des théories et des techniques plastiques qui auraient pu l'emmener vers un point précis c'est à la bibliothèque qu'elle a découvert l'histoire de l'art par ordre alphabétique… Pour ses examens reproduisait ce qu’elle avait vu dans les monographies. Cette manière « brute » d’aborder l’art ne fut pas sans influencer sa manière de « produire » une œuvre tout en validant son cursus académique. Mais elle trouva sa voie en s’intéressant aux artistes créateurs d’expériences au sein du réel. « La forme ne m'a jamais vraiment intéressée » dit-elle et c’est dans l’esprit des Ian Wilson, Maurizio Cattelan qu’elle s’est lancée en un actionnisme particulier.
Là encore le hasard fit bien les choses. Invitée par une amie sportive et photographe à créer un texte , la performance ne put avoir lieu (le ring ne pouvant entrer dans le musée…). Florence Jung - les invitations à la performance étaient envoyées - accepta de réaliser « pour de vrai » l'utopie d'un art accessible à tous. S’emparant du listing de la chambre d’agriculture du lieu elle invita par téléphone les fermières au vernissage. L'unique condition était de porter le parfum que l’artiste leur offrait : Eau de Campagne de Sisley. Quelques femmes répondirent présentes et contre toute attente - lorsque l’artiste précisa son projet lors de l’inauguration - les gens ont commencé à se renifler les uns les autres. « D'abord discrètement et au bout de dix minutes, c'était la chasse aux sorcières (ou aux fermières) » dit l’artiste. La performance et un art olfactif naissaient presque à son corps défendant sous ses yeux. « J'ai réalisé qu'impliquer les humains pouvait se révéler rudement efficace ». Le pli de travail de l’artiste fut donné. Depuis son « œuvre sans œuvre » avance entre actionnisme et méthode contre une certaine idée élitiste de l'art.
Jean-Paul Gavard-Perret
10:50 Publié dans Femmes, Images, Vaud | Lien permanent | Commentaires (0)