19/10/2018
Corinne Walker : Genève la bipolaire
Corinne Walker, "Une histoire du luxe à Genève" (Richesse et art de vivre aux XVIIe et XVIIIe siècles), La Baconnière, Genève, 2018, 30 € | 35 CHF, 240 pages
Spécialiste de l’histoire culturelle de Genève sous l’Ancien Régime, Corinne Walker oriente ses recherches par la transversalité des disciplines sur l’évolution du luxe, ses pratiques ostentatoires en tant que "marqueurs" socio-politiques et culturels dans la cité. Elle illustre comment une sensibilité individuelle et collective serpente dans une ville "double". Genève est à l'époque (et il en demeure aujourd'hui plus que des "restes") la ville dont Calvin représente la figure tutélaire d’une austérité sans concession dont Rousseau lui-même eut à souffrir.
Mais la ville était aussi animée par une bourgoisie marchande où fleurissaient horlogers, joailliers et les banquiers. Tous ramenaient sur les rives du Léman, la richesse du monde. Corinne Walker précise comment cette dualité cohabitait. Elle prouve aussi combien la culture et le progrès, qu'on le veuille ou non, sont les fruits du développement du marché financier. L'auteure anime un tableau vivant de ceux qui par leurs goûts des arts et leur fortune firent de Genève ce qu'elle est devenue. Les membres de la famille Pictet, le pasteur Ami Lullin et sa fille, Horace-Bénédict de Saussure deviennent les figures de proue d'un monde où la religion, la science, les arts et le capitalisme naissant transforment la ville, en dépit d'un ordre religieux, en une des cités des Lumières.
L'auteure met en scène la ville plutôt que de la figer. L'histoire dépasse ici une simple fonction mémorielle et réaliste : elle ouvre à une combinaison narrative vivante où diverses strates se combinent. Corinne Walker fait jaillir des substrats de « vieilles » images une approche où, par l'évocation du passé glorieux, le fil du temps trouve une continuité. Si bien qu'au sein des récurrences se dessine un espace où à la raison se mêle une certaine rêverie. Tout navigue entre différentes postulations. Elles trouvèrent une sorte d'équilibre dont la cité de Calvin bénéficie encore.
Jean-Paul Gavard-Perret
09:23 Publié dans Culture, Genève, Histoire, Images, Lettres, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
15/10/2018
Thomas Freiler : apprendre à oublier nécessite de prendre son temps.
Thomas Freiler ne cherche pas à recopier le réel par ses photographies et ses travaux numériques. Il l’allège, semble « l’oublier ». Non par une défaillance de la mémoire ou mais en ôtant les scories qui le parasite. Débarrassées les reprises de sculptures du passé ou le design du présent semblent plus efficientes dans la liberté de métamorphoses minimalistes que l’artiste crée avec les technologies avancées. Elles l'aident à reconstruire choses et images loin de ce que des artistes moins avancés que lui « charlatanisent » en n’oubliant que les manipulations des images numériques ne sont rien si elles ne s’autorisent pas de se perdre dans les merveilleux nuages du passé ou ceux d'un insistant avenir.
C’est un geste vers le Perdu ou l'Ignoré, un geste à réapprendre pour les temps de famine mentale qui nous guettent précise le créateur tendu vers l’avant tout en ne faisant pas l’impasse sur la plainte du passé et les images qui le traverse. A ce titre l’œuvre d’art possède un avenir radieux parce qu’elle se refuse à être le dépotoir des déconvenues. Adepte de l’attente et de l’adoption du contingent l’auteur sait transformer le factuel et l’éphémère, comme le passé et l’immortel avec une pérennité de fond et de forme. L’essence poétique y reste aussi discrète que subtile. Tout semble saisi en rythmes resserrés de manière simple, diaphane et nimbée de mystère.
Jean-Paul Gavard-Perret.
Thomas Freiler, « Frühe fotografische Untersuchungen », Fotohof, Salzburg, à partir du 16 octobre 2018
10:25 Publié dans Culture, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
14/10/2018
Kafka sans enluminures
Kafka choisit une simplicité que certains rapprochèrent d'une sorte de "degré zéro de l'écriture". Si un tel degré existe dans l'œuvre - ce qui reste à prouver - il reste très élaboré. Face aux architectures savantes à la Thomas Mann, l'auteur du "Disparu" (Aka "L'Amérique" ou "Amerika") substitue une écriture "behaviouriste" avant la lettre. Elle semble, dans ce cas précis, portée par le pays où l'histoire s'inscrit. Une telle écriture s'interdit l'analyse : seuls le geste, le dialogue, l'action décrivent une trajectoire qui donne l'impression de s'improviser à mesure que l'intrigue se déroule.
Cette nudité du récit (qui s'oppose aux premières ébauches post-symbolistes de l'auteur telle la "Description du combat"), cette brièveté, cette économie du vocabulaire se doublent sans cesse d'une ironie. Elle pousse parfois certains récits vers la caricature - mais sans jamais y tomber. Et c’est même ce qui donne à La Métamorphose - mais pas seulement - sa puissance, sa fascination et sa violence qui prennent dans d’autres textes un aspect très différent.
Néanmoins les précédentes traductions de l’œuvre ne rendaient pas toujours à cru la puissance des déchéances fourrées d’alacrité qui parsèment l'histoire de sombres héros. Il existe rarement de place pour les lamentos : certes l'"optimisme" de Karl Negro fait sans doute peine à voir, mais il n'en demeure pas moins que le roman dont il est le héros comme celui où l’ex «cancrelas» devenu bête immonde créent toujours des suites de décalages. D'autant que souvent ceux-ci ont bénéficié des «chances» de l'inachèvement...
Jean-Paul Gavard-Perret
Franz Kafka, « Œuvres complètes » Tome I et II, Trad. de l'allemand (Autriche) par Isabelle Kalinowski, Jean-Pierre Lefebvre, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, La Pléiade, Gallimard, 2018, 1392 p. et 1072 p., 55 et 60 E..
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