12/09/2013
Maya Boisgallays : « Si tu veux voir écoute »
Maya Boisgallays, exposition personnelle, Maison Visinand, Montreux du 10 octobre au 30 novembre 2013.
Il y a dans les gravures de Maya Boisgallays - quelle qu’en soit la densité d’encre et de pression - un vœu de transparence, une secrète dimension d’éternité. Chaque gravure rend pathétique toute tentative de représenter le réel ou d’en rendre compte par une image ressemblante. Le geste de création qui enflamme la matrice vierge imprime du même coup la trace terrible d’une absence. Mais d’une absence en appel de présence. En ce sens l’œuvre touche au sacré. Est-ce pour cela qu’elle ne surgit jamais dans ce qu’on nomme la figuration ? Cela est possible. Mais une telle explication n’est pas suffisante. L’artiste franco-suisse ne cesse un travail de patience afin d’approfondir le sillon de l’art qui est aussi celui de l’existence.
Celle qui partage sa vie entre son atelier parisien et la maison qu’elle et son mari - le compositeur Jacques Boisgallais - habitent à la Tour-de-Peilz ne cesse d’atteindre - à défaut de connaître la paix et en ses fouilles - des éclats, des nervures qui deviennent traces contre la vitesse du temps. L’artiste exprime de la sorte un sentiment à l’unisson des grands rythmes telluriques qui nous dépassent. Son monde proche est le plus lointain. Le plus éloigné est dans sa proximité. La sidération naît de ce hiatus, de cette cavité. Nous en sommes les témoins, les otages au moment où la créatrice projette de l’autre côté du réel sans pourtant nous décoller du socle terrestre.
Nous sommes confondus, éblouis devant ce spectacle de la mort, de la vie. S’y éprouve une nudité particulière. Ou plutôt le total dépouillement jusqu’à l’abandon et l’acceptation dans la fusion du monde avec l’indicible. Les gravures sont donc des états de vision. Et ce dans une visée paradoxale : atteindre d’abord pour s’approcher ensuite. Voilà l’unique moyen afin que la gravure déplie le réel sans jamais s’y soumettre. Elle porte en elle les signes de la défaillance de la matière comme sa sublimation. D’où le vertige des lignes. Il nous ramène au nôtre sans crainte de la chute. Par pression et décompression le réel est écrasé. Mais cette apparente « disgrâce » ne peut corrompre l’éclat de la lumière. Au contraire elle l’éternise sans sombrer.
N’est-ce pas là, toujours, un moyen de s’éloigner de la catastrophe ? N’est-ce pas là fixer des moments d’alerte et d’accomplissement ? L’oeuvre de Maya Boisgallays reste la matière sonore courbant dans le même souffle le silence et le cri en des canaux ruisselants. Des grèves noires s’abîment puis se relèvent sur la blancheur immaculée et sans pardon. La gravure se tourne vers l’infini contre le silence qui étend son corps apatride.
Il y a donc bien dans cette présence plastique l’absence est son contraire. C’est un barrage face au mutisme glacé. En panne d’horizon, la clarté remonte par pressions. Elle est égale au feu dormant que la gravure sculpte en creux. L’encre coule dans le plein empire d’un foyer souterrain. Il suffit de recevoir les gravures sans comprendre où, en elles, le monde s’élucide. Sinon à cette source où il semble se démettre pour - espérons-le - recommencer ici ou ailleurs, mais en mieux.
Jean-Paul Gavard-Perret
21:10 Publié dans Femmes, France, Images, Vaud | Lien permanent | Commentaires (0)
06/09/2013
Mets à morphoses de Muriel Décaillet
Muriel Décaillet, « Chtoniennes », Exposition personnelle, Galerie d’(A), Lausanne du 6 septembre au 11 octobre 2013.
Parfaite iconoclaste Muriel Décailet est une artiste multimédias. Elle aborde autant les arts plastiques « classiques » que la danse, le théâtre ou l’architecture. Textiles, photographies, dessins, vidéos, installations, sons deviennent des narrations pour évoquer des émotions à la fois simples et puissantes et souvent en douceurs érotiques. Par ailleurs l’artiste ne crée pas « dans l’absolu ». Ses propositions tiennent compte des incidences ou des contingences des lieux. Son univers elle celui de la féminité plus que du féminisme. Créatrice de mode à l’origine par sa formation à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) elle a déjà reçu de nombreuses distinctions. Glissant après ses études vers d’autres pratiques elle a déjà participé à de nombreuses expositions. En Suisse ( Musée Rath pour "Découvrir et Redécouvrir" "Arachné" au Jardin Botanique de Genève) mais aussi en Chine pour une exposition d’artistes féminines et à Toulouse sur le thème de Lilith. Sa première exposition personnelle “L’Attente” a eu lieu au Piano Nobile puis à la Villa Bernasconi de Genève le "Jardin sous vide". A Lausanne au théâtre des Terreaux elle proposa son exposition « Comment élever un ado d’appartement? ». Ce ne sont là que quelques points de référence afin de situer l’importance du travail de la créatrice.
Face à celui-ci le spectateur est livré au risque de la défaillance panique au sens où Arrabal et Topor - dans leurs belles années - l’entendaient. Cette pratique n'est plus une possibilité de comprendre, mais l’impossibilité de ne pas comprendre ce qu’il en est de l’être, de ses pulsions, de ses désirs. Certes Muriel Décaillet ne se fait aucune illusion : l’art passionne si peu les hommes qu'ils n'en finissent pas de s'inventer d'autres activités. Mais on peut comprendre que lorsque dans son œuvre un canard rit jaune ses raies alitées font des succès damnés. L’art reste donc pour elle l’avant-scène où parfois sous le coup de, par exemple, la sobriété des lignes et des fils, tout arrive. Dans cette confrontation plus spectrale que spectaculaire, le corps sort de ses abris, l'identité féminine se déploie. Par l'effet de bande l’art n'aura jamais autant été un acte étrangement et paradoxalement féminin et existentiel.Drôle il mitonne sur d'étranges étals ou plutôt sur ses tables de dissection l’animal humain. Il sort soudain du corps sous multiples avatars. « Je vous le prépare ? » semble dire l’artiste. Et sans attendre de réponse elle s’exécute – sans l’exécuter. De ce travail naît ce que les mets amorphes osent… Soudain l'animal rit. La créatrice prouve que l’âme humaine est donc soluble dans sa viande. L'art naît ici dans une fièvre de cheval. Muriel Décaillet possède donc comme coach l'araignée qui s'agite dans sa tête. Elle n’est pas forcément un sage. Et c'est tant mieux. Elle rappelle qu'en nous le porc n'est pas toujours épique et que l’hygiène la plus intime est celle de l’esprit. Ce qui n’empêche pas l’émulsion des sentiments intimes les plus forts. L’artiste les enveloppe parfois de tulle, parfois les ouvre d’un zip. Elle se fait au besoin princesse au cœur vert d’une maison de thé
Jean-Paul Gavard-Perret
12:18 Publié dans Femmes, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans le grenier et au milieu des chats : entretien avec Muriel Décaillet
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ? Mon fils
Que sont devenus vos rêves d’enfant ? Avalés par la réalité du monde
A quoi avez-vous renoncé ? A croire en Dieu
D’où venez-vous ? D'une région montagneuse de Suisse, le Valais
Qu'avez-vous reçu en dot ? La persévérance
Qu'avez vous dû "plaquer" pour votre travail ? Ma vie sociale
Un petit plaisir - quotidien ou non ? Un grand plaisir : la lecture
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ? A vous de me le dire!
Quelle fut l'image première qui esthétiquement vous interpela ? Probablement la pleine lune
Où travaillez-vous et comment ? Dans mon grenier, au milieu des chats
Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?Je podcast des émissions de radios
Quel est le livre que vous aimez relire ? « Ce que je voulais vous dire », de Anaïs Nin
Quel film vous fait pleurer ? Récemment, « In the Cut », de Jane Campion.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ? Cela dépend des jours, parfois une étrangèreA qui n'avez-vous jamais osé écrire ? Julian Assange
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ? Reykjavik
Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ? Les artistes femmes. Kiki Smith, Cécile Reims, Mary Kelley, Francesca Woodman, Dorothea Tanning
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ? Un poème érotique
Que défendez-vous ? Toute forme de singularité
Que vous inspire la phrase de Lacan : "L'Amour c'est donner quelque chose qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas"? Exactement le contraire!
Enfin que pensez-vous de celle de W. Allen : "La réponse est oui mais quelle était la question ?" Je la trouve creuse et symptomatique de notre époque désidéologisée
Entretien avec Jean-Paul Gavard-Perret, le 6 septembre 2013.
12:04 Publié dans Femmes, Images, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)